saga - Une vie de rêve - la fine équipe
Jean-Claude Rigal
Il est des rêves que l’on quitte à regret. Planants, lumineux, étranges, ludiques, émouvants, érotiques… Les songes plaisants nous mènent au bord du ravissement et nous laissent sur notre faim, des images dorées plein la tête. Et il y a les mauvais rêves, les moches et les autres, bien moches aussi mais en pire, qui font sauter les fusibles. Ceux dont on sort en nage, les cheveux dressés sur la tête, le cœur battant et la gorge sèche, englué entre deux mondes dans les relents de la terreur sans filtre qui nous tétanisait l’instant d’avant.
Enfant, je cauchemardais à tout va. Et puis cela s’est calmé, au fur et à mesure que je découvrais des parades aux agressions qui ont toujours fait de mes rêves un parcours d’obstacles virevoltant. Au fond, j’ai appris à voler, m’affranchir de la pesanteur, changer de taille ou me rendre invisible pour évacuer le stress et dormir sur mes deux oreilles. Ainsi depuis Saint-Basile, temps bénit des essais en tous genres en matière de survie onirique, j’ai vécu à raison de quatre à cinq rêves par nuit plus de quatre-vingt-mille aventures qui ne m’ont pas tiré du lit et peut-être, à la louche, allez, une vingtaine de cauchemars seulement.
Pour autant, l’univers de mes rêves est resté tel qu’en lui-même : insaisissable, sans limite, à la fois logique et délirant, sauvage et surtout instable, le danger pouvant surgir de partout tout le temps. Par exemple, au Moyen-âge, je participe à une fête dans la grande salle du château. J’évolue le cœur léger parmi les convives, ma cervoise à la main, quand la corne de brume annonce l’irruption des barbares qui viennent massacrer tout le monde. Diable, ils sont déjà là ! La situation est désespérée, je m’éclipse en filant à travers les plafonds. Et là, vingt mètres au-dessus du donjon, hors de portée des volées de flèches qui se croisent en sifflant, je regarde assaillants et défenseurs s’entretuer sur les remparts. Ou encore, je serre un ami dans mes bras quand il sort un couteau pour me le planter dans le ventre. Ni une ni deux, je me dématérialise laissant au traitre stupéfait tout loisir d’embrocher le vide ! L’expérience aidant, il m’arrive de ne pas m’engager dans une histoire qui sent un peu trop le coup fourré. Carrément je la zappe et m’en vais voir un rêve ailleurs si j’y suis.
Je trouve assez drôle, paradoxal tout au moins, d’avoir élaboré des stratégies de fuite et d’évitement alors que la victoire m’est presque toujours acquise si j’affronte la menace ou si je lutte avec l’adversaire. Mais c’est comme si je ne le savais pas et dans le feu de l’action cette alternative me vient rarement à l’esprit. Alors, courage fuyons, et pourquoi pas, si c’est comme ça que ça marche. Le rêve tout entier étant ma création (scénario, décor, mise en scène, interprétation…), on peut voir aussi une certaine ironie à ce qu’une part de moi-même se charge de miner un terrain qu’une autre part s’échine à déminer. A moins qu’il ne s’agisse d’un travail d’équipe, mon inconscient fournissant à profusion la matière dont le moi conscient a besoin pour se réaliser, expérimenter et se dépasser. Une complémentarité exemplaire pour éviter au système de planter en tenant à distance les cauchemars, seul vrai danger de toute cette affaire. Auquel cas, il faudrait louer l’efficacité exceptionnelle de cette équipe de rêve qui affiche un taux de réussite de 99,999 % (je viens de faire le calcul).
Pour dire un mot des ratés de la nuit, il y a cet endroit abominable à des profondeurs sous terre, où rien ne fonctionne. Je m’y suis rendu à deux reprises au moins. Voyez l’immense cavité qui révèle la noirceur de ses parois suintantes à la lueur des torches réparties de loin en loin. Voyez au centre cette construction peinte en bleu, mélange de temple vaudou et de classe préfabriquée, à la fois pimpante avec ses marches en bois laqué et son porche rehaussé d’une guirlande de lampions orange, et louche comme une soirée pyjama à l’abattoir. Ressentez-vous l’aura de malveillance qui sature l’air ambiant dans un bourdonnement électrique ? Comment savoir si elle émane de cet édifice improbable ou si elle pèse dessus telle une gangue empoisonnée ? A l’oreille, une petite voix charitable m’a pressé : « Fuis tant que tu le peux, vite, loin et sans te retourner ! ». Pourquoi ne l’ai-je pas écoutée ? J’ai gravi l’escalier, franchi le seuil… Et vous savez quoi mes amis, même après tout ce temps ? J’aimerais n’avoir jamais rien su de ce qui m’attendait à l’intérieur…