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saga : Une vie de rêve #7 - Rouge comme les prés

Jean-Claude Rigal

Il y a dû avoir un dépistage à l’école ou quelque chose, et c’est comme ça que je l’ai appris, en passant le test d’Ishihara. Aucun chiffre n’émergeait de la fiche que j’avais sous les yeux, juste un tas de pastilles colorées serrées les unes contre les autres. "Dans le mille Emile" a fait l’infirmière. Ainsi j’étais daltonien. Jusqu’ici, je l’avais ignoré sans douleur et maintenant que je savais, je ne voyais pas les couleurs autrement que je l’avais toujours fait. Je m’empressais d’oublier cette petite anomalie génétique avérée mais quelque part irréelle, d’autant plus facilement que sa découverte ne nécessita ni traitement ni suivi médical. L’information disparut des tablettes, en quelque sorte.

Mes yeux recevant la lumière sans réserve, je vois clair et c’est déjà beaucoup. Sans éclairage, il fait nuit et le monde cesse d’être visible. Et comment décrypter les volumes ou les distances si tout ce qui vous entoure baigne dans une grisaille crépusculaire ? Mes cônes se mélangent un peu les pinceaux mais ils me font déjà profiter d’un bel assortiment de couleurs. Les contempler si bien agencées en cercle chromatique ou dans l’arc-en-ciel, classées dans un nuancier ou en vrac dans la nature, est une source vivifiante de plaisir et de joie. Je confonds vert-brun-rouge surtout s’il s’agit de teintes foncées mises côte à côte, ce qui après tout n’est pas si fréquent dans la vie de tous les jours. Mais alors, allez-vous peut-être me demander, "comment fais-tu pour les feux rouges ?" Et bien je bricole des trucs, je m’adapte : le rouge est en haut, le vert en bas, le rouge clair est plus sombre que le vert clair, le petit bonhomme qui marche me dit quand traverser… et j’observe une abstinence stricte en matière de conduite automobile. 

J’ai eu du mal à accepter ma myopie, et surtout les lunettes que j’ai dû porter presque toute ma vie pour la corriger, alors qu’elle ne méritait pas un tel châtiment. C’est une histoire qui remonte à loin. J’étais perdu, seul sur la plage avec ma bouée et mon bob, à quelques mètres de mes parents seulement, mais incapable de les distinguer dans la foule en maillots de bain. Suite chez l’ophtalmo qui avait remplacé les lettres par des animaux parce que je ne connaissais pas encore l’alphabet. Avisant un zèbre sur le mur, "c’est Papa !" m’écriais-je en pointant du doigt la tâche grise, tout content d’avoir trouvé du premier coup, alors que je prenais mon billet pour un voyage au long cours au pays des lunettes. J’ai une vision floutée du monde : 0,5/10 de dioptrie à chaque œil (je devine le Z et le U en bas du tableau), corrigé 5.5 (je lis quelque lettres cinq lignes plus haut). J’appris à voir le monde plus net à travers des culs de bouteille en entrant en petite section maternelle. J’ai conservé ma première paire de lunettes, on dirait un accessoire de poupée. Monture monobloc en plastique transparent, branches en acier flexible avec la virgule qui repousse l’oreille vers l’avant, c’était le seul modèle existant en petite taille.

On n’a jamais été trop copains. J’ai porté mes lunettes comme on porte sa croix, le plus pénible du trajet se situant dans l’enfance et l’adolescence. Je n’ai pas eu le choix. Dès le début, les lunettes étaient nécessaires pour suivre à l’école et j’eus vite fait de les porter en toutes circonstances, hormis pour nager et dormir, signalant en permanence à tout le monde que je voyais mal et que j’avais besoin d’être corrigé. J’étais complexé, jamais détendu avec ces satanées binocles et en insécurité dès que je ne les avais plus sur le nez. Et tout le temps que cela a duré, l’énergie déployée à déplorer mon sort plutôt que d’accepter la présence du handicap a contribué à alimenter la source de ma souffrance, comme le serpent qui se mord la queue.  

Mes années d’étudiant n’ont pas été faciles. J’étais plutôt au fond du trou quand j’ai fait des choix déterminants pour mon avenir. J’ai relégué mes lunettes au fond d’un tiroir, vendu mon Ibanez Studio (dans son étui-flèche) pour payer mon billet d’avion et je suis parti au Canada retrouver l’amour de ma vie. A l’aéroport, j’utilisais des jumelles de théâtre pour lire le tableau des correspondances. J’ai vécu sans problème un an et demi sur mes 0,5 de base, malgré quelques situations tendues avec mes beaux-parents ("vous feriez mieux de prendre vos lunettes au travail plutôt que vos jumelles au cinéma !") et nul doute que ce test libérateur a rendu ma vie plus belle à voir. Aujourd’hui, les lunettes sont là si j’ai besoin de discerner des détails au loin, le reste du temps je m’en passe. Pour ne rien vous cacher, je préfère ma vision ouatée à la précision forcée par des verres correcteurs.

J’ai essayé les lentilles de contact, pour voir. Elles donnent plus d’acuité à la perception du relief mais modifient chez moi le sens des proportions. Tout l’environnement semble moins haut et plus large, comme dans un miroir déformant. Trop de correction tue la correction peut-être. Vous imaginez voir subitement tout le monde avec un nez plus long, des membres épais et courts, des battoirs à la place des mains et des pieds de hobbit ? Et avec un luxe de détails, en plus ? Carrément trop moche. Au secours, rendez-moi ma vision d’avant ! 

Spot Magazine no 16En couleurs

Auteur·e·s :
Cindy Brun et Odile Duplessy, Annick Boubon, Jean-Claude Rigal, Lillian Nobilet, Cindy Brun, Hélène Baldassin, Caroline Mitlas, Patrick BERNARD