Sommaire

Saga - une vie de rêve

Jean-Claude Rigal

8 - SÉCOTINE ET AUTRES DOUCEURS

Saint Basile disposait de deux magasins tenus par des grands de seconde ou première, qui avaient le droit de se nourrir sur la bête. Nous ne pouvions pas pénétrer dans ces réserves poussiéreuses qu'on appelait procures. Il fallait passer la tête par un guichet pour être servi. La procure des fournitures scolaires, au seul usage des pensionnaires, ouvrait en fin de journée à l'heure de l'étude. Pratique pour sortir prendre l'air, mais il ne fallait pas non plus en abuser car les achats étaient facturés aux parents chaque mois. Les produits phares étaient sans conteste le critérium en alu brossé (tout le monde se devait d'en avoir un, gare à la fauche !) et la Sécotine dans son tube en métal rouge. C'était une colle forte et transparente, riche en solvants, qu'on aurait certainement sniffée si le concept avait existé à l'époque. On s'en servait pour obstruer les serrures et coller les abattants des pupitres de ceux qu'on avait dans le nez. Un autre usage en vogue consistait à la transformer en pâte à mâcher. Une bonne giclée dans la main qu'on tapotait avec le doigt pour l'aérer et la faire blanchir et l'on obtenait une boule consistante, ersatz de chewing-gum au goût bien taqué.

La procure à bonbecs proposait des douceurs plus conventionnelles mais il fallait sortir la monnaie. Elle donnait sur la cour du haut et fonctionnait pendant les récrés. Deux équipes de deux se relayaient pour tenir la boutique. Je n'ai jamais pu savoir comment étaient choisis ces chanceux (y avait-il une liste d'attente ?), ni qui se trouvait en charge de l'approvisionnement, mais l'affaire marchait du tonnerre et il y avait du choix. Les grands classiques aujourd'hui encore sur le pont bien sûr (Treets, fraises Tagada, car-en-sacs, Dragibus, Nutella en dosettes, Nounours à la guimauve...), mais également bien d'autres pépites perdues en route et qui ne manquaient ni de piquant, ni de style : giclettes, pâte de coco brune en pailles ou dans des petites boites en alu aux couvercles métallisés bleu, vert ou doré, coquillages à lécher et autres souris au caramel dur. Il y avait toujours foule autour de ceux qui revenaient du guichet, mieux valait partager.

Vous l'ai-je dit ? Dans cette institution, les punitions tombaient sur les élèves comme les feuilles en automne. On était collé pour un oui ou pour un non, pour deux notes consécutives en dessous de la moyenne dans une matière ou pour avoir été pris à parler dans les rangs. Comme tout le monde, j'écopais le plus souvent de la plus légère des sanctions en vigueur, deux heures de colle le samedi. Mais il pouvait arriver que mes parents doublent la mise et me laissent en carafe pour le week-end, même si nous habitions à moins d'une demi-heure de l'école en voiture. C'était une punition sans en être une. Comparé au tohu-bohu stressant de la semaine, le dimanche en pension était comme une sinécure dans un oasis de calme et de silence. La plupart du temps, nous étions une poignée seulement, en comptant les encadrants, à rester sur place et la discipline n'avait alors plus vraiment lieu d'être. Mis à part la messe du matin et la sortie au stade l'après-midi (avec le marchand ambulant et ses incroyables méga-caramels aux fruits, jamais vus ailleurs du reste), nous avions pas mal de temps libre. Les bâtiments désertés devenaient un immense terrain d'exploration. Je pouvais m'éclipser et partir en maraude, poussé vers l'aventure par le souffle puissant de la transgression, ou l'inverse tout aussi bien. C'est comme ça, en fouinant, que je suis tombé sur la boite en fer pleine de monnaie que le surveillant général (le Piou) rangeait dans un tiroir de son bureau. Bingo ! J'avais trouvé mon argent de poche. J'effectuais aussitôt un écrémage discret, le premier d'une assez longue série qui prit fin le jour où le Piou lui-même fut à deux doigts de me prendre en flagrant délit. Ayant senti le vent du boulet, je jugeais préférable de ne pas insister.

Le temps que cela a duré, c'était comme un rituel. Une à deux fois par mois, je prélevais ma modeste dîme sur le dos du clergé. Prudent, je ne dépensais rien à la procure. J'attendais la sortie du jeudi pour faire mes achats en ville : un tube de lait concentré sucré et un nouveau roman de James Hadley Chase en édition de poche. A treize ans, j'étais fan des sombres histoires de cet auteur que j'avais découvert en secret dans la bibliothèque paternelle. S'agissant d'une lecture prohibée – moins que les SAS qui circulaient chez les grands, mais quand même – je prenais soin de lui donner l'apparence inoffensive d'un bouquin de la bibliothèque. Une couverture en papier bleu (disponible à la procure), une étiquette avec écrit « Sur les chemins de Jésus » (pour faire rire les copains) et l'illusion était parfaite tant que le surveillant ne quittait pas son estrade pour venir lire par-dessus mon épaule. Je pouvais dès lors plonger sans retenue dans l'univers sulfureux de mes lectures interdites.

Jean-Claude Rigal

à SUIVRE

Spot Magazine no 17La gourmandise

Auteur·e·s :
Lucie Jolivelle & Odile Duplessy, Jean-Claude Rigal, Lillian Nobilet, Lucie Jolivel, Annick Boubon, Patrick Bernard