Les Cycles Victoires, Une entreprise artisanale, facteur de vélos d’exception en Auvergne
Lillian Nobilet
Un article dans la revue 7 jours à Clermont avait attiré mon attention il y a quelques mois : grâce à une entreprise locale, pour la première fois depuis sans doute des décennies en France, une formation de cadreurs, c’est-à-dire de fabricants de cadres de vélo, était lancée à l’AFPA de Beaumont. Cette entreprise, ce sont les cycles Victoire. Je suis allé rencontrer son fondateur et dirigeant, Julien Leyreloup au siège de l’entreprise dans le centre-ville de Beaumont.
L’accueil est simple, direct et chaleureux. « Un café ? On se tutoie ? ». Julien raconte être Clermontois, ses deux grands-pères étaient chez Michelin. L’un d’eux, lui transmet sa passion du vélo. Nous sommes installés dans ce qui fait office de show-room, et sans doute de salle de réunion. À l’entrée de la pièce se trouve une sorte de cadre de vélo, un gabarit d’étude posturale, dont certaines parties graduées coulissent les unes dans les autres. On devine que l’appareil sert à prendre des mesures statiques et dynamiques pour la conception d’un cadre, exactement adapté à celui qui va l’utiliser. Le ton est donné.
Une grande table, une cafetière, diverses pièces détachées de vélo, des moyeux, des pignons, des revues spécialisées, un catalogue de 1947 de fabricants de cadres français gros comme un dictionnaire, sont posés de-ci-de-là.
Une immense baie vitrée projette notre regard sur les coteaux, qui sont un décor formidable aux différents vélos exposés. Le lieu n’est pas forcément pensé pour ça, mais la chaleur de l’accueil et le désordre, non pas signe d’une quelconque négligence mais au contraire d’une activité soutenue et passionnée, font que l’on se sent bien. Et de fait l’heure que Julien avait à m’accorder m’a paru bien courte.
Julien est le fondateur, l’initiateur, mais il souligne bien l’importance de son équipe de 9 salariés qui ne travaillent pas avec lui par hasard (bien-sûr ils viennent tous au travail à vélo).
Pendant cette heure d’entretien, j’ai pu comprendre que les cycles Victoire ce sont une vision éminemment écologique qui va bien au-delà de l’objet vélo en tant que tel, des défis d’ingénieur, et un esprit d’entrepreneur, c’est-à-dire de développement qui va bien au-delà de « sa petite entreprise ».
L’écologie est au cœur des préoccupations : les cycles Victoire ce n’est pas qu’une entreprise qui vise à bien fabriquer de beaux vélos artisanaux, c’est une vision globale qui interroge la place de l’entreprise dans la cité, la place des déplacements : si la pratique du vélo est écologique, c’est aussi la manière dont on le construit qui doit l’être. Julien de préciser que pour lui les grosses unités de production qui fonctionnent car des centaines ou des milliers de personnes font des dizaines de kilomètres chaque jour pour y travailler n'est pas viable. Le modèle ancien des petites unités de productions à l’échelle d’un territoire est à privilégier, car elles ne rendent plus la voiture indispensable au travail. Lorsqu’on évoque le vélo électrique : « c’est un progrès, mais la juste proportion c’est 80% de vélos classiques, 20% de vélo électriques. Quand je vois des vélos mal conçus, avec des pneus de VTT, qui font 35 kg, je trouve cela absurde : l’assistance électrique ne sert qu’à compenser la mauvaise conception ».
Et en tant qu’ingénieur mécanique, la conception est une autre préoccupation clef. Julien a commencé sa carrière en étant chef produit pour une marque de cycles. À ce titre il se déplaçait régulièrement à Taïwan. « J’ai adoré travailler là-bas. Un savoir-faire fantastique ». Mais l’aberration de ses allers-retours, d’une fabrication complètement délocalisée heurtent ses convictions écologiques et le poussent en 2010 à créer un bureau d’étude avec l’objectif de faire réaliser des vélos entièrement en France. Julien reconnait un échec. Il prend conscience que la force de l’industrie taiwanaise, sa structuration par filière produit, ne se retrouve pas en France, structurée elle par filière process. « En France pour fabriquer un objet aussi simple que ce pignon, tu ne peux pas trouver une entreprise qui sait tout faire. En France, je vais devoir solliciter 4 ou 5 entreprises pour l’usinage, l’ébavurage, l’anodisation, l’emballage… Et si c’est un moyeu, plus complexe, c’est une dizaine. À Taiwan, je vais voir une seule entreprise, et elle est capable de me fournir un produit fini, emballé, avec la notice. » Et pour les cadres de vélo, c’est simple, le savoir-faire a complètement disparu, et même le souvenir de ce savoir-faire… Lorsqu’il se lance, il est impossible de trouver un sous-traitant en France pour la fabrication des cadres. Julien me montre le dictionnaire-catalogue : « Tu ouvres ce catalogue, et à Clermont tu trouves plusieurs fabricants de vélos. C’était en 1947, ce n’est pas si vieux ». Face à ce constat, Julien n’aura de cesse de réapprendre ce savoir-faire, en repartant de zéro ; les Etats-Unis, où il existe encore pléthore d’artisans facteurs de vélo, sont un des lieux ressources. Les premiers cadres Victoire sortent en 2012. Il faudra plusieurs essais bien-sûr afin de se faire la main, et adapter l’outil de production à la réalisation de vélos sur mesure. Il a fallu définir un protocole pour savoir traduire les attentes, envies du client en cahier des charges, adapter des machines d’usinage du début du XXe siècle, ou en recréer.
Les Etats-Unis, où le souvenir du savoir-faire français du XXe siècle est toujours présent, et même salué par la presse spécialisée, seront donc souvent un lieu ressource. Des journalistes spécialisés aideront Julien dans ses recherches des techniques perdues.
Il faut dire que les vélos d’aujourd’hui doivent beaucoup à la dynamique française de l’avant-guerre en matière de vélos artisanaux, un événement y contribuera particulièrement : le concours de machines, dont la première édition se déroule en 1902. C’est une compétition qui met en concurrence non pas des cyclistes, mais leurs montures, et leur savant équilibre innovation-fiabilité. Cela va stimuler les progrès techniques, particulièrement dans les années 1930-1940 (alliage léger pour les cadres, les doubles plateaux, le système de dérailleur). Peu à peu cette compétition tombe pourtant dans l’oubli. Julien, convaincu de la nécessité de structurer la filière artisanale pour sa pérennité, et nourrir son dynamisme relance le concours en 2016, avec la revue cycliste « 200 ». Un pari fou… Pourtant les artisans sont au rendez-vous, et le concours organisé désormais chaque année, permet la démonstration d’un savoir-faire tout à fait exceptionnel. Une association des artisans du cycle est créée. Et comme évoquée en début d’article, cela ne s’arrête pas là : alors que le souvenir même du savoir-faire tendait à disparaître, Julien s’est mobilisé avec l’AFPA pour créer une formation de cadreur. 10 apprenants, 5 hommes et 5 femmes. Lorsque je questionne l’employabilité après une formation qui semble si spécifique : « On a organisé un stage-dating il y a quelques semaines pour permettre à chacun de trouver une entreprise pour son apprentissage, 15 entreprises étaient présentes ». Roulez jeunesse !