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Et si l’autre pouvoir d’agir du CSE, c’était le temps libre des salariés ?

Lillian Nobilet

C’est une histoire sur laquelle nous sommes déjà revenus plusieurs fois dans nos publications Spot, lorsque l’État crée par ordonnance, puis confirme par la loi, les Comités d’Entreprise à la sortie de la guerre. Il leur confère deux fonctions : une fonction économique et une fonction sociale.

À travers la fonction économique, il s’agit de mettre en œuvre le principe inscrit dans le préambule de la Constitution de 1946 qui vise à ce que « tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises ». Sans toutefois remettre en cause l’unité de la direction (le chef d’entreprise est le seul… chef !), il s’agit de mettre en place une logique d’information-consultation : l’employeur doit informer le CE (devenu depuis 2017 CSE - Comité Social et Économique) de la marche globale de l’entreprise, et consulte la représentation du personnel avant toute décision qui aurait un effet sur les conditions de travail. L’avis des représentants n’est toutefois que consultatif (et de moins en moins contraignant, au fil des récentes réformes).

Concernant la dimension sociale, il ne s’agit ni plus ni moins que d’un transfert de la gestion des œuvres patronales aux salariés. C’est une conquête sociale : la solidarité à l’endroit des salariés n’est plus le fait de l’employeur, mais des salariés eux-mêmes. Et cela change tout !

Pour le plus grand nombre et très souvent pour les élus eux-mêmes, la mission économique constitue la mission noble du CSE pour ce qu’elle participe de la démocratie salariale, alors que les œuvres sociales, aujourd’hui désignée par les Activités Sociales et Culturelles, sont accessoires, voire procèdent d’un divertissement au sens pascalien du terme : elles détournent de l’essentiel.

Force est de constater que dans les programmes de formation de l’ensemble des organisations syndicales, il est bien difficile de trouver trace de ce qui pourrait relever des Activités Sociales et Culturelles. C’est comme si l’on considérait que c’était un sujet tellement simple et ordinaire, que toute formation est inutile pour l’appréhender. Concrètement, la représentation la plus partagée est que les loisirs, la culture, les vacances, etc., bref le temps non-travaillé, et par extension le temps libre, sont un marché auquel le CSE doit permettre un accès purement social.

Pourtant, si l’on prend le temps de s’intéresser à l’histoire du CE Michelin, de sa relation à l’entreprise, ou si l’on considère nombre de ses actions récentes, on comprend que la question des ASC, et donc du temps non travaillé, a toujours été lourde d’enjeux, et parfois l’objet de débats ou de rapports de force à haute tension !

Historiquement, le modèle social Michelin pousse l’idée du paternalisme très loin, et surtout très longtemps. C’est un paternalisme qui s’inscrit dans une double légitimité morale et pragmatique de la fin du XIXème siècle jusqu’à la fin des années 1960. Du point de vue pragmatique, permettre de bonnes conditions de vie est un enjeu pour l’attractivité de l’entreprise dans un territoire rural. Toujours avec cette portée pragmatique, il y a un enjeu de contrôle, de normalisation des comportements. C’est par son attachement au travail pour l’entreprise que l’on a un accès facilité à ses œuvres sociales. Il s’agit même de permettre la reproduction de la force de travail : les enfants des ouvriers naissent dans une maternité Michelin, grandissent dans une crèche Michelin, et sont formés dans des écoles pour à leur tour travailler à l’usine… Mais cette logique liée à l’efficacité de l’entreprise ne saurait suffire, et surtout n'aurait pu permettre cette durée exceptionnelle.

Le moteur est aussi moral, dans une filiation au savant catholique de la fin du XIXème siècle, Frédéric Le Play. Celui-ci critique les effets de la révolution industrielle en ce qu’elle déstructure la société et la famille. Pour dire les choses simplement, il est de la responsabilité morale de l’élite dirigeante, afin de compenser la déstructuration sociale de la révolution industrielle, de se mobiliser pour s’assurer du bien-être de la classe laborieuse, mais aussi de faire montre d’une sobriété et d’une exemplarité dans sa vie quotidienne (la 2 CV puis BX - voitures de M. Tout le monde - de M. François Michelin, sont une réminiscence de cet esprit !).

On comprend alors que la création des CE et le monopôle des œuvres sociales sont l’objet d’une forte résistance de la part de l’entreprise. Cette création fragilise un modèle social, et heurte une conviction forte : le bien-être des salariés ne peut être de leur responsabilité, mais relève de celle de l’employeur… Les comptes-rendus des premières réunions du CE sont éclairantes à ce sujet. Ainsi M. Durin co-gérant de l’entreprise dirigée par M. Puiseux, de préciser en réunion du 5 décembre 1945 à propos des œuvres sociales « Le gros intérêt du comité d’entreprise c’est non pas de critiquer ce qui existe, mais d’apporter des suggestions ». Ce n’est évidemment pas du tout l’esprit de la loi ! On pourrait croire qu’il s’agit là d’arguties, et que l’intérêt des salariés, qu’il soit de la responsabilité des salariés par leurs représentants, ou de celle de l’employeur c’est la même chose. Ce serait oublier que l’importance des intentions et des finalités…

Un exemple : un des points de débat redondant dans les premières années du CE concerne la transparence de l’attribution des logements sociaux de l’entreprise. Pour les élus du CE, seuls les critères sociaux doivent prévaloir. Pour l’entreprise il est aussi bon de s’intéresser à l’engagement dans l’entreprise du salarié concerné… C’est au prix d’une longue lutte juridique que l’entreprise se détachera du temps non travaillé des salariés.

Certes ce temps est révolu, et aujourd’hui le CSE peut jouir pleinement de ses prérogatives légales. L’entreprise est centrée sur l’organisation du travail, le CSE se mobilise sur le temps libre. Pourtant il y a des zones grises, notamment en ce qui concerne toutes les activités culturelles, de loisirs, organisées sur les lieux de travail par l’entreprise. S’agirait-il, du point de vue de l’entreprise, d’un vrai enjeu à en faire des lieux de vie, pour redonner le plaisir d’une expérience collective heureuse, particulièrement après la crise sanitaire. Cela passe par du temps libre. Du temps libre des salariés, voire de leur famille sur le lieu de travail.

Est-ce que la lettre et l’esprit de la loi qui confère aux CSE le monopôle des ASC ne devrait pas amener ceux-ci à investir encore plus fortement la question, alors que la majorité d’entre eux envisage si souvent leur rôle du point de vue de l’accès au marché des loisirs, de la demande de consommation. Au contraire, les entreprises se saisissent de la question au prisme de la culture d’entreprise, avec une vision, même si la finalité reste toujours celle du renforcement de la force de travail individuelle et collective.

Les CSE ont des prérogatives, des moyens, le CSE Michelin a une histoire très riche. Et si nous en faisions une ressource pour réenchanter notre imaginaire du temps libre, dégagé de toute logique de marché ou de performance au travail ?

Et si le temps libre était l’autre pouvoir de votre CSE ?   

Spot Magazine no 27On prolonge les vacances

Auteur·e·s :
Michel DESORMIÈRE, Lucie Jolivel, Hélène Baldassin, Morgane Ranzini, Lillian Nobilet